Les principales applications (publiques) des sciences et technologies cognitives se situent dans les domaines de l’éducation et de la médecine. Dans le domaine de l’éducation, la meilleure compréhension des mécanismes des apprentissages peut permettre d’imaginer, de concevoir et de tester de nouvelles méthodes d’enseignement plus efficaces (avec ou sans l’aide de technologies). Dans le domaine de la médecine, la meilleure compréhension des mécanismes cognitifs, et de leurs dysfonctionnements dans les différents troubles psychologiques, neurologiques et psychiatriques, peut permettre de concevoir et tester de nouvelles méthodes de prises en charge (traitements, thérapies, rééducations, compensations du handicap, là encore avec ou sans nouvelles technologies).
De tels développements sont bien sûr déjà en cours. Les chercheurs, enseignants et médecins débordent d’idées, les technologies offrent de nouvelles possibilités, et des entreprises s’en saisissent déjà pour inonder le marché de nouveaux produits. On peut bien sûr vouloir encourager la conception de nouveaux produits, notamment s’ils s’appuient plus solidement sur les résultats de la recherche. Néanmoins il me paraîtrait irresponsable d’encourager une prolifération plus grande encore des produits et des méthodes si l’on ne développe pas parallèlement des évaluations systématiques de leur efficacité.
Prenons un exemple pour illustrer : la dyslexie est un trouble spécifique de l’apprentissage de la lecture, dont on comprend de mieux en mieux les bases cognitives et cérébrales grâce aux recherches en sciences cognitives. S’inspirant (ou pas) de ces recherches, les chercheurs, médecins et autres ne manquent pas d’imagination pour rééduquer la dyslexie. Les familles sont de ce fait confrontées à une offre abondante non seulement de rééducations orthophoniques (de différentes écoles ou philosophies, utilisant différents outils et méthodes), mais également de logiciels de rééducation du langage et de la lecture, de programmes d’entraînement des capacités auditives, des capacités visuelles, ou même de la proprioception (avec des lunettes à prismes et des semelles compensées), sans parler du yoga, de la réflexologie, des compléments alimentaires, etc… Bien entendu les familles n’ont aucun élément objectif pour juger de l’efficacité ni même de la plausibilité des traitements proposés, et pour cause : à peu près aucun n’a jamais été évalué rigoureusement. Qu’est-ce qui est le plus urgent : augmenter encore l’offre de traitements disponibles sur le marché, ou bien faire l’inventaire de ce qui existe déjà et en évaluer rigoureusement l’efficacité ?
La problématique plus générale sur laquelle débouche cet exemple est celle de l’évaluation de tous les traitements non médicamenteux qui, contrairement aux médicaments, ne nécessitent pas d’autorisation de mise sur le marché et donc d’évaluation de leur efficacité. Au-delà même des produits vendus directement aux patients, quelles sont les pratiques des psychiatres, psychologues, orthophonistes, psychomotriciens, ergothérapeutes, etc. en France ? Et quelle est l’efficacité de ces pratiques ? Hormis quelques méthodes déjà évaluées principalement à l’étranger, nul ne le sait. A défaut d’imposer une véritable procédure d’autorisation de mise sur le marché pour tous les traitements non médicamenteux, il paraît donc prioritaire d’engager des moyens substantiels pour financer des essais cliniques et des études d’efficacité pour évaluer l’ensemble des thérapies, rééducations, et produits proposés aux personnes souffrant de troubles cognitifs. C’est à cette seule condition que les apports des sciences cognitives pour la remédiation de ces troubles pourront produire un bénéfice certain.
Prenons maintenant un deuxième exemple dans le domaine de l’éducation. Depuis bien longtemps, le débat fait rage sur l’efficacité des méthodes d’enseignement de la lecture. La lecture et son apprentissage, voilà bien un domaine sur lequel les sciences cognitives ont accumulé des connaissances importantes, et ont des idées pertinentes à suggérer aux enseignants. Encore faut-il que ces idées, une fois opérationnalisées dans des méthodes, voient leur efficacité évaluée sur le terrain. Dans d’autres pays, des dizaines d’études scientifiques ont comparé l’efficacité de différentes méthodes d’enseignement (National Institute of Child Health and Human, 2000), avec des résultats seulement partiellement extrapolables à la France, du fait des spécificités de notre langue et des pratiques pédagogiques particulières qui y ont cours. Malheureusement, une seule étude rigoureuse a jamais été réalisée en France (Goigoux, 2000), et une autre en Belgique (Braibant & Gérard, 2004). De ce fait, les pratiques des enseignants français se basent en partie sur les extrapolations d’études étrangères, et en partie sur des présupposés, des croyances, des idées qui s’appuient sur des observations informelles mais qui n’ont jamais été évalués rigoureusement. Faut-il convoquer les sciences et technologies cognitives pour apporter encore de nouvelles idées et de nouveaux outils ? Ou ne serait-il pas plus urgent de mettre en place des évaluations rigoureuses pour tester l’efficacité des méthodes déjà utilisées par les enseignants français et répondre enfin aux questions qui restent ouvertes depuis des décennies ? La psychologie cognitive fournit déjà tous les outils méthodologiques nécessaires à de telles évaluations, largement inspirés des essais cliniques.
Là encore, la problématique se généralise immédiatement à l’évaluation de l’ensemble des pratiques pédagogiques des enseignants, qui ne sont pour ainsi dire pas évaluées en tant que telles, et qui lorsqu’elles le sont, le sont plus en regard des dogmes pédagogiques en vigueur que de pratiques à l’efficacité scientifiquement démontrée. Il paraît donc prioritaire d’engager des moyens importants pour promouvoir de manière générale l’évaluation de l’efficacité des pratiques pédagogiques, et entrer enfin dans l’ère de « l’éducation fondée sur des faits » . Les sciences cognitives ont un rôle primordial à jouer dans le transfert des connaissances sur les mécanismes des apprentissages vers les pratiques d’enseignement. Mais ce transfert ne pourra avoir d’utilité réelle qu’à condition que ces pratiques soient systématiquement évaluées.
Pour conclure, il est bien entendu important de stimuler les échanges et transferts entre les connaissances issues des sciences cognitives et leurs applications possibles au sein de la société. Mais ne faisons pas le transfert à moitié. Trop souvent, on conçoit, on développe, on produit, et on oublie d’évaluer. Les applications des sciences cognitives, et surtout les citoyens qui en sont les utilisateurs, ont un besoin vital d’évaluation. Ma recommandation à l’ANR serait donc de réserver des budgets importants à des appels d’offres spécifiquement dédiés à des études d’évaluations, portant d’une part sur tous les traitements non médicamenteux des troubles cognitifs, et d’autre part sur les pratiques d’enseignement. On pourrait également recommander, concernant les appels d’offres visant à financer les transferts vers des applications, de ne financer aucun développement de nouveau produit ou de nouvelle méthode qui ne soit associé à une évaluation rigoureuse et indépendante de son efficacité (évaluation qui doit donc être financée pour elle-même).
Franck Ramus
Références
Braibant, J. M., & Gérard, F. M. (2004). Influence des méthodes d’enseignement de la lecture sur le niveau d’acquisition des élèves en 2e année primaire [Electronic Version] from http://www.fmgerard.be/textes/Methodes.pdf.
Goigoux, R. (2000). Apprendre à lire à l'école: les limites d'une approche idéo-visuelle. Psychologie Française, 45, 233-243.
National Institute of Child Health and Human, D. (2000). Report of the National Reading Panel. Teaching children to read: an evidence-based assessment of the scientific research literature on reading and its implications for reading instruction: Reports of the subgroups (NIH Publication No. 00-4754). Washington, DC: U.S. Government Printing Office.