Qu’est-ce que les sciences cognitives peuvent apporter à la psychopharmacologie et quels sont les verrous à lever ?
Les psychotropes agissent sur le système nerveux central et entraînent nécessairement des effets cognitifs. L’utilité des science cognitives dans ce domaine paraît donc une évidence, puisqu’elles peuvent nous renseigner tant sur les effets positifs des psychotropes que sur leurs effets secondaires. Malheureusement les obstacles à la réalisation et à l’interprétation des études de psychopharmacologie sont tels que ces études restent rares. Malgré ces difficultés, une réflexion sur ce type d’étude me semble d’autant plus appropriée que l’émergence probable de nouvelles substances, éventuellement destinées à améliorer les performances cognitives, pourrait rendre ces études plus cruciales à l’avenir.
Une recherche approfondie sur les effets cognitifs des psychotropes complète les enseignements apportés par les études menées préalablement à la mise sur le marché des médicaments, et ceux apportés par la pharmacovigilance, qui indique les effets secondaires rencontrés chez les personnes traitées après la mise sur le marché des médicaments.
En effet, d’une part la recherche des effets secondaires avant la mise sur le marché du médicament permet de détecter les effets les plus évidents mais ne saurait être exhaustive. D’autre part, les effets rapportés par les sujets, s’ils sont très utiles, ne peuvent apporter que des informations partielles. Ainsi lors d’une recherche sur les effets de la prise de benzodiazépines en chronique, les participants venaient en se plaignant des effets des médicaments sur leur mémoire. Non seulement nous n’avons pas pu objectiver de troubles de la mémoire, mais nous avons observé des troubles de la perception visuelle, alors même que les sujets ne s’en plaignaient pas et venaient en voiture sans leur lunettes.
Si les études de psychopharmacologie sont utiles, elles restent rares en raison de multiples obstacles, médico-légaux, éthiques, et méthodologiques. Le premier obstacle tient à la difficulté de la mise en oeuvre de ces études. Si les expériences menées en sciences cognitives sont en général sans risque pour le sujet et ne nécessitent qu’un minimum de précautions, il en va autrement des expériences de psychopharmacologie. Pour explorer les effets cognitifs d’un médicament sans les confondre avec les effets de la pathologie, il est préférable de tester, dans un premier temps, des sujets sains traités avec le psychotrope. Il va sans dire que donner à un sujet sain un médicament dont il n’a pas besoin pour des raisons médicales exige des précautions que l’on ne prend pas en pratique médicale courante. Même si le médicament est sur le marché depuis de nombreuses années, il est nécessaire de mener ces études dans une structure médicale. Depuis quelques années, les CIC facilitent la mise en place de ces études, mais elles restent lourdes d’organisation et ont un coût plus important qu’une étude de sciences cognitives standard. Ces études sont lentes, en raison de la durée d’action limitée des médicaments, et du nombre limité de sujets que l’on peut inclure par jour (un à deux par jour, en raison de la surveillance médicale qui dépasse la période de test ; deux à trois études seulement peuvent être réalisées chaque année). De plus ces données ne sont que la première étape pour comprendre les conséquences du médicament chez les patients traités. Ceux-ci prennent des psychotropes sur des durées plus longues, et la prise d’un médicament en chronique peut avoir des conséquences différentes d’une prise isolée. Ces études-là ne peuvent être menées chez les volontaires sains pour des raisons éthiques évidentes. Mais étudier les effets d’une prise chronique de médicament suppose de faire la part des effets de la pathologie et du médicament. L’exploration des effets d’une prise isolée du médicament est alors une base de référence nécessaire à l’interprétation des résultats observés chez les patients traités.
A ces difficultés s’ajoutent encore d’autres difficultés méthodologiques et d’interprétation. La première de ces difficultés tient au caractère diffus de l’action du médicament. Forcément administré par voie générale, il agit sur l’ensemble du système nerveux central, et donc à des niveaux multiples du traitement de l’information. Il faut utiliser des moyens multiples, issus de la psychopharmacologie (comparaison de différents médicaments) ou de la psychologie expérimentale (amélioration paradoxale des performances par des astuces méthodologiques) pour savoir si les effets observés sont liés à l’effet sédatif des médicaments ou s’ils en représentent un effet propre. Pour le patient traité, cette information est d’importance, sachant qu’un effet propre au médicament risque de le gêner même si le dosage du médicament permet d’éviter une sédation trop importante. Se pose enfin la question des interactions entre différents effets cognitifs et des mécanismes compensateurs.
Atteindre le premier objectif des études de psychopharmacologie, à savoir la connaissance des effets secondaires cognitifs des médicaments, ne peut donc être qu’un objectif à long terme. On peut légitimement se demander si le bénéfice attendu de ces recherches justifie le coût de ces études et l’effort déployé pour résoudre les difficultés rencontrées.
La connaissance des effets secondaires des psychotropes est d’abord une exigence. Nous nous devons de réaliser ces études pour les patients traités. Nous le devons également en raison du coût pour la société, lié aux effets secondaires engendrés par des médicaments abondamment prescrits. Ces recherches peuvent mettre en évidence des différences entre médicaments qui peuvent modifier les habitudes de prescription, ou promouvoir la recherche de médicaments présentant moins d’effets secondaires. Il est cependant nécessaire que ces recherches soient indépendantes des groupes pharmaceutiques. Une recherche sur un médicament financée par une compagnie qui fabrique un produit concurrent ne saurait être crédible, et on ne peut pas espérer qu’une compagnie pharmaceutique finance jusqu’au bout des recherches qui explorent les effets secondaires des médicaments qu’elle produit. Cette évidence est loin d’être acquise dans la pratique, tant les travaux de psychopharmacologie sont associés à l’industrie pharmaceutique, et tant l’industrie pharmaceutique semble plus à même d’assumer les coûts engendrés par ces études. Ces études, dont l’objectif appliqué ne peut être atteint qu’après un délai relativement important, requièrent un financement public.
Pourtant, outre la nécessaire compréhension des effets cognitifs des médicaments, la psychopharmacologie représente également un outil pour la compréhension des liens entre fonctions cognitives et neurophysiologie. En agissant sur la fixation, la recapture ou le catabolisme des neurotransmetteurs, les médicaments révèlent leur rôle. Ces études ne sont pas exemptes de difficultés, là aussi en raison de l’effet diffus des médicaments. Néanmoins, elles complètent les études réalisées à un niveau moins intégré, et leur intérêt sera sans doute renouvelé lors de la mise sur le marché de substances d’action plus spécifique (sur des sous-types de récepteurs par exemple) que celles dont nous disposons actuellement. Elles bénéficient également de l’apport des techniques d’imagerie.
Les études de psychopharmacologie ont donc un intérêt double. Elles ont un intérêt appliqué en contribuant à une meilleure compréhension des effets des médicaments, et de la répercussion des troubles observés en laboratoire sur la vie quotidienne des sujets traités. Elles ont également un intérêt fondamental. La lésion réversible du fonctionnement cérébral induite par le médicament pose des questions originales et donne des indications sur le fonctionnement du système nerveux central, en lien avec les effets des neurotransmetteurs. Ce double aspect des recherches en psychopharmacologie devrait rendre possible la collaboration entre les différents acteurs des recherches en sciences cognitives, fondamentalistes et cliniciens. Là comme ailleurs, les objectifs fondamentaux et appliqués sont complémentaires, et leur réalisation montrera que les recherches publiques en psychopharmacologie non seulement complètent mais vont au-delà des intérêts de l’industrie pharmaceutique.